En partenariat avec le Café géographique, une conférence intitulée « La Turquie : en Europe ou face à l’Europe ? » a été organisé le 25 Juin 2011. Voici un extrait du compte-rendu établi par Jean-Marc PINET et revu par Stéphane de TAPIA, conférencier de cet événement :
Stéphane DE TAPIA est directeur de recherches au CNRS (Cultures et Sociétés en Europe) et enseigne au Département d’Etudes turques de l’Université Marc Bloch à Strasbourg. Il est également chargé de mission auprès de l’Inspection générale de l’Education Nationale pour l’enseignement du turc en France. Ses travaux portent, entre autres, sur la population turque en Alsace et en France, les retombées économiques de l’émigration et la création d’entreprises industrielles en Turquie, sur la définition et l’évolution des champs migratoires, de la circulation migratoire (incluant transports et communications) turque en Europe et dans le monde, sur l’apparition des nouvelles technologies d’information et de communication dans le champ migratoire.
« Nous, les Turcs, sommes fatigués de cette sempiternelle question : où se trouve la Turquie, est-elle européenne ? », entend-on souvent de la part de citoyens turcs très agacés et profondément meurtris dans leurs convictions, en Turquie comme en Europe occidentale. Mais quelles sont réellement les frontières de l’Europe ? Toute frontière est conventionnelle, y compris celles que l’on qualifie parfois de naturelles. Ainsi la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie sont membres du Conseil de l’Europe depuis 1995, et la Turquie depuis le début des années 50 : ces pays sont-ils en Europe ? La Turquie ne pourrait pas entrer dans l’Union européenne parce que c’est un pays asiatique ? La géographie classique situe les limites de l’Europe au détroit de Gibraltar et aux détroits des Dardanelles et du Bosphore. Quels fondements à ces frontières ? Zeus a enlevé une jolie fille nommée Europe et l’a abandonnée au-delà du détroit du Bosphore (de quel Bosphore ?, car il y en a plusieurs…) : en se fondant sur ce mythe, la Turquie n’aurait en effet que 3% de son territoire sur le continent européen, et 97% en Anatolie, aussi dite Asie mineure, donc sur le continent asiatiques. L’Anatolie, avec l’ensemble des régions qui appartenaient à l’Empire ottoman (comprenant alors la Palestine, la Syrie et l’Irak, et par intermittence une partie de l’Iran) formait selon les géographes classiques la « Turquie d’Asie » alors que la Grèce et les pays des Balkans formaient la Roumélie ou « Turquie d’Europe ». Au XVIII° siècle, le tsar Pierre le Grand voulait rattacher la Russie à l’Europe en fixant la frontière de son pays à l’Est, et un géographe, Tatychtsev, fut mandaté pour chercher de nouvelles limites à l’Europe vers la Sibérie : il choisit, de façon conventionnelle, mais sur la base de critères scientifiques de l’époque, parmi la multitude de peuples et de langues qui composait l’Empire russe, la montagne (très basse à certains endroits) et le fleuve appelés Oural par les Russes. Cette frontière est au « milieu » d’un continent (Eurasie), alors que la Turquie est à cheval sur deux continents : la frontière continentale n’existe pas ou si elle existe, elle est par définition très conventionnelle. Mais si Istanbul s’enorgueillit d’être la seule cité à cheval sur deux continents et le proclame fièrement (tout en cultivant d’ailleurs l’ambigüité d’une agglomération résolument européenne tout en affichant « Bienvenue en Asie » sur l’autre rive du Bosphore !), la cité kazakhe d’Atyrau, établie sur les deux rives du fleuve Oural, en fait tout autant : de chaque côté du pont, des panneaux « Evropa » et « Azija » marquent le passage d’un continent à l’autre. Les frontières sont donc d’abord politiques et administratives, et obéissent à des rapports de force politiques et militaires ; ce qu’on appelle frontière « géographique » ou même « naturelle » n’est que convention établie après coup.
Historiquement, depuis quand les Turcs sont-ils en Europe ? Réponse précise : depuis 1362. A cette date, les troupes du sultan turc attaquent l’Empire byzantin, débarquent à Gallipoli [Gelibolu], contournent Constantinople, progressent en Grèce du nord et dans les plaines bulgares et font d’Hadrianopolis [Andrinople, aujourd’hui Edirne] la capitale de l’Empire ottoman, jusqu’en 1453 où Constantinople, prise à revers par les Turcs, le deviendra à son tour. La dernière ville byzantine à tomber sera Trébizonde [Trabzon] en 1461. Ainsi une bonne partie de la Grèce, de la Bulgarie et des Balkans furent ottomans plus longtemps que le Kurdistan qui fut bien le nom d’une province ottomane. L’Empire ottoman se développe d’abord vers l’Europe plus que vers l’Asie, puis le mouvement s’inverse vers la Syrie et vers l’Afrique, de l’Egypte à la frontière marocaine. Au XIX° siècle, le sultan, entre temps devenu calife, essaiera de mieux fédérer les différentes parties de son Empire contre les colonialismes européens (Algérie et Tunisie prises par la France et plus tard Egypte et Chypre prises par la Grande-Bretagne ou même Tripolitaine – actuelle Lybie – colonisée par l’Italie) et contre les menées impériales (Autriche des Habsbourg, Russie des Romanov). Et c’est seulement en 1923 que la République turque devient « asiatique » à 97%, quand la capitale quitte Constantinople devenue Istanbul (dont l’étymologie provient d’une locution grecque prononcée à la turque et signifiant « la grande ville » ou « c’est la Ville », eis ten polis) pour s’installerà Ankara en Anatolie. Après l’échec du traité de Sèvres, la Convention de Lausanne organise les échanges de population : des centaines de milliers de réfugiés affluent des Balkans, de l’Ukraine, du Caucase, tandis que les Chrétiens orthodoxes, généralement de rite byzantin, sont chassés vers la Grèce ; le traité de Lausanne fixe les frontières. Et ce sont souvent ces non-turcs – au sens ethnique – qui vont faire basculer la population turque dans la « turcité », avec l’émergence d’un nationalisme turc de défense et de repli sur la péninsule anatolienne. Un nationalisme parfois exacerbé, par exemple contre les Arméniens (1915), les Kurdes, ou ceux qui sont parfois considérés comme des Chiites, voire des non musulmans, les Alévis qui, eux, refusent massivement ce qualificatif (les musulmans turcs sont majoritairement sunnites). A l’Empire ottoman qui a existé du XIII° à 1923, fortement ancré en Europe et étendu jusqu’en Asie et en Afrique, succède une République ni européenne ni asiatique mais d’abord turque, bien que cependant fortement imprégnée -au moins sa classe dirigeante – des valeurs européennes. A ce sujet, il y a un quiproquo concernant la laïcité. La laïcité turque n’a pas du tout reproduit le modèle français, mais établi une formule qu’on retrouve en Azerbaïdjan, en Ouzbékistan ou au Kazakhstan, autres républiques constitutionnellement laïques : le contrôle de tout ce qui est religieux par l’état. Il n’y a pas
réellement « séparation de l’Eglise et de l’Etat », mais les racines de cette laïcité sont bien plus anciennes qu’on ne l’imagine.
Qu’en est-il aujourd’hui des rapports entre Turquie et Europe ? Les atermoiements européens quant à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne provoquent des discours alternatifs du type : « Vous ne nous comprenez pas, vous ne voulez pas nous comprendre, on attend depuis des années, alors on va vous montrer qui nous sommes : nous sommes dans la position de la vraie culture, de la vraie civilisation ». Il y a quelques années, 72% de la population souhaitait entrer dans l’Union européenne, aujourd’hui le pourcentage est tombé à environ 50% ; plus grave, des intellectuels, souvent francophones, passent aussi dans le camp des opposants à l’Europe : « on va faire autre chose », mais avec qui ?, avec l’Iran, dont le président a été récemment reçu magnifiquement à Istanbul ?, avec la Russie ?, avec les pays arabes ? D’où, en retour : « On vous l’avait bien dit, les Turcs ne sont pas européens ! »
Cartes commentées :
La Turquie a fait sa première demande d’adhésion au Marché Commun en 1967, elle a réédité sa demande à l’Union européenne en 1999 et les négociations durent toujours. Considérée comme pays partenaire de l’UE (partenariat euro-méditerranéen), c’est sans doute le partenaire le plus privilégié puisque elle a signé l’accord d’Union Douanière en 1996 avec l’UE qui compte aujourd’hui 27 pays membres (Carte de la DocumentationFrançaise, 2007).
Quel est le statut réel de l’Union pour la Méditerranée proposée par la France, puisque on y retrouve à peu près les mêmes partenaires que précédemment ? La Turquie, prudente et circonspecte, y a un statut d’état tiers (Carte dessinée par Xavier Martin, 2008).
La Turquie, bénéficiaire du Plan Marshall malgré sa très tardive entrée en guerre contre l’Allemagne nazie, est membre de l’OTAN depuis le début de l’alliance (1952, alors que les premières adhésions datent de 1949). Elle y joue d’ailleurs un rôle actif et a adhéré à l’OCDE, pendant économique et civil de l’alliance militaire. De ce fait, elle est également l’un des premiers membres du Conseil de l’Europe qui siège à Strasbourg (47 pays membres), (Center for Security Studies, Zurich).
La Turquie est également membre de l’OSCE– Organisation de Sécurité et Coopération Européenne, organisation présidée par le Président kazakhstanais, Nursultan Nazarbayev. Or cette organisation (57 pays membres) qui recoupe les territoires déjà intéressés par l’OTAN, le Conseil de l’Europe – dont la Fédération de Russie – intègre les pays d’Asie centrale et du Caucase. Soit l’Europe étendue de l’Alaska à la Tchoukotka et au Kamtchatka. Le Kazakhstan a fait une demande d’association au Conseil de l’Europe (Carte Documentation Française).
INOGATE est une initiative européenne visant à assurer l’approvisionnement européen en pétrole et en gaz naturel. La Turquie joue déjà un rôle non négligeable dans le désenclavement des hydrocarbures azerbaïdjanais et irakiens vers l’Europe et est cliente de la Russie (Programme Bluestream). Elle veut jouer un rôle accru dans le projet Nabucco, déjà partiellement réalisé puisque le territoire turc est équipé d’oléoducs et de gazoducs reliés à la Russie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et la Grèce (Carte INOGATE 2003).
TRACECA, Transport Corridor Caucasus Europe Asia, dont le secrétariat général est situé à Bakou, est un autre initiative européenne visant à désenclaver les systèmes de transports centrasiatiques et à relier Europe et Chine sans passer par la Russie (Transsibérien ou variante Baïkal-Amour Magistral). La Turquie y a d’abord été boudée, puis intégrée du fait des progrès rapides des réseaux de transports turcs et de la présence active des transporteurs turcs dans les Balkans, le Caucase et l’Asie centrale (Carte TRACECA).
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